J'ai rencontré Montréal. Je
me suis beaucoup promené. J'étais intrigué par une ville nord-américaine où
l'on parle français, amusé par des panneaux aux couleurs et aux formes
nord-américaines écrites en français.
Un jour j'ai découvert une
baleine échouée sur le Vieux-Port de Montréal. Une grosse bête toute raide et
froide, fissurée et rouillée. Je l'ai contemplé, j'ai vu de la grandeur et de
la mélancolie. Puis j'ai compris que
c'était l'élévateur à grain numéro 5. J'ai aussi appris que c'était un élément
industriel majeur de l'histoire de Montréal et même du Canada. Après avoir suffisamment contemplé la carapace de cette bestiole morte, ma curiosité n'a fait qu'un bond : que se cache-t-il dans son ventre ?
Preneur de son, je travaille essentiellement sur les tournages de films où je m'occupe d'enregistrer le son direct. J'adore écouter. En dehors du cinéma, je m'intéresse énormément à la radio et je suis fasciné par le potentiel artistique qu'elle permet. J'aime en particulier écouter des documentaires radiophoniques qui utilisent abondamment les sons du réel pour décrire le réel. Orson Welles, qui pratiquait finement l'art de la radio, disait en ces mots : "L'avantage de la radio par rapport au cinéma, c'est que l'écran est plus large." J'ai saisi cette faculté de la radio à produire des images intimes et uniques, sur la toile de l’imaginaire. Et je me suis mis à réaliser mes propres documentaires sonores. Cette année je suis fier d’avoir obtenu la "Mention Spéciale du Jury" au prestigieux Concours « Carnet de Voyage » organisé par Libération, France Culture et l'APAJ, pour une création intitulée Palombe, à propos d'un chasseur de palombe.
Problème
d'identité
L'élévateur
à grains numéro 5, ou Silo N°5,
arbore une silo-ouette qui partage
grandement les avis. Certains la trouvent jolie, d'autres d'une remarquable
laideur. Au delà de la question esthétique, une autre question se pose : en quoi ce site industriel révolu est
aujourd'hui impliqué dans l'identité de la ville ?
Dans
un contexte de dégradation avancé du bâtiment qui met en cause son avenir,
cette question a d'autant plus d'importance. Divers projets de réhabilitation
de l'édifice sont en cours.
Mais
avant d'engager de grands travaux, il me semble important de comprendre ce site,
de mesurer les enjeux de sa réhabilitation. La conservation du patrimoine passe
par son appropriation.
C'est
dans ce sens que je voudrais plonger dans les profondeurs du
mastodonte évanoui. Retracer l’histoire du site, de manière sensible et
sonore, pour mieux le comprendre, mieux l'appréhender. Je voudrais profiter de cette
enquête sur le mode sonore pour découvrir le mystérieux édifice qui pèse sur le
Vieux-Port de Montréal.
Voilà
comment.
Le
silence
Je
voudrais tout d'abord entendre le silence du présent, celui qui règne
maintenant dans les profondeurs du
Silo. Un silence mis en évidence par la rumeur lointaine de la ville en
mouvement, filtré à travers les murs défraichis. Entendre le mouvement externe
tandis qu'ici, à l'intérieur, réside une paix indéfectible, presque sacrée.
Ce
silence doit témoigner d'un espace vaste, marqué par une acoustique
prodigieusement grande. On pressent l'immensité du site, on mesure la hauteur
de ses murs, on sonde la longueur du sol. On imagine aisément l'intérieur du
ventre d'une baleine défunte, couchée sur un banc de sable, pendant qu'au loin
s'affairent de multitudes de petits poissons alertes.
"La structure, entièrement faite
de béton armé, mesure 200 mètres de long sur 16 mètres de large et culmine à
une hauteur approximative de 45 mètres. La section principale du bâtiment
se compose d'environ 115 compartiments verticaux, de 30 mètres de haut
chacun et d'un diamètre atteignant 8 mètres. Ces hauts cylindres, dont la forme
évoque un gigantesque orgue, ont des propriétés acoustiques exceptionnelles: la
réverbération y est de plus de 20 secondes. Tous sons ou toutes musiques jouées
à l’intérieur du Silo sont sublimées. Quiconque ayant pénétré l’enceinte de ce
bâtiment habituellement inaccessible, garde un souvenir impérissable de
l’expérience." (silophone.net)
La
parole
Alors
la parole vient (ou revient). Peu à peu des voix émergent, et qu’est-ce
qu’elles disent ces paroles ? Elles suggèrent la vivacité passée de la
baleine.
La
parole vient doucement flatter l'acoustique de ce ventre moribond.
Dans
son activité puissante d'autrefois, les murs étaient ébranlés par les cris du
labeur et ces murs ont emmagasiné les hurlements. Dans le silence aujourd'hui
épais de cette nef évanouie, les souvenirs et les paroles bienveillantes
provoquent délicatement leur restitution : un vacarme révolu est désormais
perceptible. Une musique lointaine.
Pour
être plus précis, je voudrais récolter la parole de personnes ayant vécu et/ou
travaillé dans cet édifice en fonctionnement. Cela peut-être des travailleuses
et des travailleurs impliqués directement dans l'activité industrielle du
silo ; ou bien de simples témoins marqués par l'ardeur de ce bâtiment à
son époque de gloire ; ou encore des historiens et des chercheurs qui
trouveront des mots justes pour décrire ce que cache ce site impressionnant. Il
est important d'inviter les personnalités à pénétrer à l'intérieur du Silo afin de mettre en scène les
souvenirs ou les descriptions, confronter directement la mémoire vivante du
lieu à son état abandonné réel. Leurs présences permettront de faire vibrer le
fond d'air intérieur qui n'a théoriquement
plus résonné depuis des lustres.
Je
dis théoriquement car depuis le début
des années 2000, une installation sonore spectaculaire, le Silophone, permet de métamorphoser cette structure de béton armée
en un véritable instrument de musique ouvert à tous via des dispositifs de
télécommunication (téléphone, Internet…) ou à travers un poste de commande
situé en face du bâtiment. Ainsi, chacun est capable de jouer des sons en jouant avec l'acoustique des immenses tubes de béton qui constituent le silo. Si
l'expression de tout un chacun est accueillie à travers cette installation, le
projet auquel je m'adonne aujourd'hui permet de laisser la place
essentiellement à des témoins rares et privilégiés. Rare, car enfin l'arrêt
complet de la machine va laisser progressivement s'éteindre tous les
personnages qui ont vu cette machine tourner, ou participé de près ou de loin a la
grande aventure du grain, celle-ci qui a permise à Montréal de se hisser
glorieusement.
La
mémoire vivante du site est en train de disparaître, il faut la fixer.
La
Ruine
D'après Le Littré : Ruine, "Destruction d'un bâtiment qui tombe de lui-même ou qu'on fait tomber".
La ruine est un état qui stimule l'imaginaire. Le temps a déposé une couche fatiguée et morbide sur les hautes parois du Silo N°5. Avec la rouille et les fissures, une partie de l'édifice a disparu, tandis qu'un nouveau visage apparait. Une mine qui rappelle la fin et la mélancolie, le regret d’un temps passé.
L'imaginaire, curieux et sans doute ému par ce triste état, souhaite retrouver la vitalité, cherche ce qu'il se cache sous cette texture étrange. Propulsé par la vie, il n'est pas étonnant que l'imaginaire cherche la vie. Alors il va inventer la partie manquante du bâtiment : la part vivante.
Parce que la ruine, à l'instar du son, a cette faculté de se fixer à l'imaginaire, le son aurait-il un rapport avec la ruine ?
Le son est une onde, il passe vite. Aussitôt disparu, il continue pourtant d'exister : il laisse des traces d'une épaisseur variable, quoique invisibles. C'est une matière vivante, un contenu sensible, mouvant puis émouvant. Alors une fois parti, il devient un souvenir, fixé dans la mémoire. Mais le temps arrache des détails à ce souvenir, comme il arrache les ornements d'un édifice. La rouille cache peu à peu la face du bâtiment ; le souvenir altère progressivement la texture du son. Par ailleurs, au creux du Silo de la mémoire, toutes les sensations vont se mélanger comme des grains, se confondre, s'amalgamer, formant de nouvelles sensations imaginaires, aux teneurs parfois bien étranges. Le souvenir du son va s'associer à d'autres sensations qui se seraient manifestées simultanément durant le passage de l'onde... Alors comme toutes les ruines, le son a sa rouille. Comment matérialiser cette rouille ? Comment jouer avec le souvenir du son ? L'écoute immédiate et le souvenir de la perception sont deux notions déterminantes pour évoquer "la ruine sonore".
En définitive, quelle aubaine d'évoquer en son un véritable état de ruine, celui du Silo numéro 5. Le fond et la forme vont pouvoir se conjuguer, résonner ensemble. En dehors de l’aspect documentaire, ce projet est un essai esthétique et poétique sur la sensation du "sonore" : les effets que cette matière provoquent dans l’immédiat puis dans la durée.
Conclusion
Voilà ma façon de visiter Montréal.
Trouver un point de vu majeur.
Parce que l’élévateur à grain numéro 5 fait parler de lui et qu’il est toujours aussi mystérieux, parce qu’il attire et repousse, parce qu’il est majestueux et déchu, parce qu’il est lourd et imposant, parce qu’il est fantomatique, parce qu’il a construit une identité à la ville de Montréal, je souhaite enquêter sur ce personnage pantagruélique.
J’ai trouvé ma forme, elle sera sonore. Elle permettra a chacun de s’immerger profondément dans cette ruine, de pénétrer intimement en son for intérieur, et d’en garder le souvenir provoqué par les sensations perçues au cours de cette visite sonore.
C’est un essai esthétique sur la ruine et une enquête documentée sur un site industriel important en ruine.